Histoire
Paris. 1762.
Enfin un héritier pour faire perdurer le nom des De Laire et l'héritage des Barnum. Prénommé Bastian pour honorer un grand père du nom de Sebastian, suivit d'Aaron pour rappeler ses origines françaises. Un petit parisien qui fait son entrée dans le monde de la noblesse française et dans une famille aimante ayant déjà deux filles. Il avait ainsi grandit fort bien entouré et chouchouté par des parents fiers d'avoir donné naissance à un garçon. Choyé par ses géniteurs, gâté par son rang, dorloté par des domestiques, rien ne manquait pour lui.
Le cadet De Laire avait grandit dans un cadre luxueux et il ne savait pas encore marcher qu'on le traitait déjà comme un prince, bien que son père ne soit que marquis. Tout jeune, il fut capable de parler aussi bien français qu'anglais, avec des accents irréprochables. Et naturellement, son éducation fut agrémentée de musique. Les cours théoriques ne l'enchantaient pas, mais étrangement, il était capable de jouer les morceaux les plus difficiles alors qu'il était le plus jeune élève de son professeur. On découvrit très tôt son don pour la musique et son oreille absolue. Lui qui était déjà la fierté de sa famille devint un vrai petit prodige au beau milieu de cette noblesse parisienne bourrée de caviar et ivre de Champagne.
A 15 ans, il était devenu ce jeune garçon, joli coeur, qui était convoité par plus d'une fille de notable. Un mariage avec un De Laire, c'était une aubaine à Paris. Une chance de cocu. Mais le couple de géniteurs de ce petit prince ne voyaient pas d'un très bon oeil les mariages arrangés et préférèrent laisser leur fils faire le choix de se marier ou non. Leurs filles, elles, épousèrent chacune des bourgeois et quittèrent le manoir familial très tôt. Mais le cadet De Laire ne se retrouva pas seul pour autant, loin de là. Son père n'était pas le seul fortuné de sa famille, il avait un frère aîné, Charles, que l'on disait avoir vu en compagnie d'une dame et d'un bâtard. Si les rumeurs restèrent infondées, l'adolescent lui ne tarda pas à faire la connaissance de ce cousin prétendument du même sang que lui. Il se trouva que les deux compères fréquentaient les mêmes lieux la nuit, les mêmes femmes également.
Adulte, Bastian débutait une carrière de musicien et devenait une personnalité connue de la cour. La journée, il occupait des courtisans en laissant filer son don inné pour la musique. La nuit, il s'aventurait dans les vices avec ce presque frère. Felix, le bâtard présumé, obtint rapidement un réel rôle d'aîné aux yeux de Bastian qui buvait ses paroles à chacune de leurs discussions. Mais son sang, sa chair, disparue de sa vie comme il y était entré, laissant Bastian plaisanter seul. Les premiers temps, il sortait, agissait comme si Trent était encore là. Et puis, les mois passants, il commença à sombrer dans cette solitude qu'il refusait de voir. On disait, dans les salons de la cour, qu'il se parlait à lui-même lorsqu'il se courbait au dessus de son piano. Une chance pour lui, les notables étaient friands de monstre de foire depuis la nuit des temps.
Durant l'été de ses 22 ans, ses parents moururent tous deux des suites d'un voyage en Angleterre. La maladie les avait emporté avant même qu'ils ne puissent revenir en France. Le manoir De Laire se retrouvait amputé de précieux membres qui ne devinrent rien de plus que des tableaux accrochés au mur. Le cadet ne garda d'eux qu'une montre ancienne, transmise dans sa famille d'un homme à un autre. Ce tic tac insistant le rendait plus fou encore que ses discussions solitaires. Mais il la gardait sur lui en toutes circonstances. Le petit prince se mit à passer de plus en plus de journées enfermé chez lui, seul dans le noir, à regarder les rumeurs de mort de la couronne depuis sa fenêtre.
Ses 25 ans atteint, il ne sortait plus que pour décimer sa fortune familial dans l'absinthe et les maisons closes. Une existence excécrable, une vie partie en lambeaux. Il voyait presque son âme se ternir année après année tant ses démons intérieurs le rongeaient. Deuil, addiction, solitude, tant de mots pour en venir plus simplement à la dépression. La singulière chute d'un homme à qui on avait promis le monde dès son plus jeune âge.
Il ne fêta jamais son dernier anniversaire, préférant, dix jours plus tard, aller s'occuper dans les bras d'une inconnue. Il sortait seulement du bordel quand on l'attrapa plus brusquement encore qu'un voleur qu'on aurait pris en train de subtiliser un trésor. Jeté dans la boue, craché au visage, et finalement insulté simplement parce qu'il était né dans la noblesse et l'opulence. Il avait sourit alors qu'il se faisait ligoter.
Et il souriait encore lorsqu'il fut pendu.
Ses attaquants fuir avant même qu'il n'ait soupiré son dernier rire, le laissant là, la gorge serrée par une corde de mauvaise qualité qui le laissa presque toucher terre. Ce simple petit espoir de rester en vie en continuant de forcer pour garder un pied à terre créa une agonie plus longue encore. Au lieu de mourir en quelques minutes, sa mort lui prit plusieurs heures durant lesquelles il ne pouvait ni crier, ni se détacher. Un seul souffle lui arrachait mille douleurs mais lui promettait une chance de vivre.
Peu avant le lever du jour, il avait succombé et sa conquête de la veille le trouva pendu à l'arrière de la maison close. Sans famille pour le réclamer, sans personne pour se soucier de sa dépouille, il fut jeter dans les catacombes parisiennes, la fosse commune du tout Paris. Même les noyés de la Seine avaient un plus joli tombeau.
Mais la Mort elle-même eu pitié de lui.
Devant un prince déchu, une âme en peine, une seconde chance lui fut attribuée. Et c'est dans une ruelle parisienne qu'il se réveilla, aux pieds de Charles De Laire Lacroix, son oncle. D'abord perdu, puis effrayé, il ne fallut pas longtemps au cadet De Laire pour réaliser ce qu'était son oncle depuis déjà tant d'années et ce que lui-même était devenu. Instance Claire, ce nom lui donnait déjà envie de vomir. Un chemin tout tracé pour être un petit chien de la Faucheuse, c'était la hantise du prince parisien. Mais ruiner la vie des vivants, après les tourmentes qu'il avait subit de la part de la cour, des vauriens, du petit peuple, c'était bien plus dans ses cordes. Il devint immédiatement une Instance Sombre.
Le manoir De Laire reprit presque vie lorsque la nouvelle Instance y revint. Son oncle n'était là que rarement, observant dans l'ombre ce que son neveu devenait. Il ne fallut que quelques mois pour que Bastian comprennent que ce statut d'oncle n'était qu'une façade. Charles était un descendant bien plus lointain qui portait bel et bien le même nom que Bastian mais qu'il détenait depuis des dizaines d'années maintenant.
La première mort fut une expérience nouvelle. Pousser un humain vers la Faucheuse, c'était troublant. Mais jour après jour, ce devint presque jouissif. Les idées pour mener à leur perte des êtres vivants ne manquaient pas. Et l'année suivante, une grandiose révolution vint inspirer Bastian à cause davantage de ravages.
Barnum remplaça son patronyme anobli. Sa vie n'était plus menacée ni par la maladie, ni par des révolutionnaires enragés, mais ce chaos qui se profilait dans les rues lui donna envie, pour la première fois de son existence, de se joindre aux rats de Paris. De marquis, il passa simple parisien, brandissant des drapeaux français dans une anarchie nationale. La couronne pouvait bien mourir, les nobles étaient déjà détestés de tous. Les privilèges ne servaient plus à rien, le statut n'était qu'un mot. Tout ce qui importait, c'était de voir une guillotine faire passer un homme d'un palais à la fosse commune.
Paris était à feu et à sang. Et si le cadet Barnum restait à bonne distance des incendies, il ne se privait pas d'assister à chacune des exécutions publiques, qu'il s'agisse de simples nobles ou bien de la reine. Il eut même le privilège de faire passer plus d'un homme sous la lame acérée de la justice. Sa nature sombre se révélait chaque fois davantage.
Mais malgré cette révolution grandissante et la France au beau milieu d'un changement, Bastian conservait une relique de sa vie, une ancre qui le retenait de dériver plus loin encore dans ses folies meurtrières. La montre à gousset, en argent, gravé du nom de sa famille, et arrêtée depuis le jour de sa mort. Elle ne refit plus jamais un seul battement d'aiguille, pas un seul.
La monarchie était décapitée.
Et la France basculait dans le 19ème siècle. Un siècle fait d'une mortalité plus présente encore. Mais surtout fait de romance et de belles rencontres. Le cadet Barnum avait laissé derrière lui sa vie de révolutionnaire, bien trop peu intéressé par les mouvements politiques. Les seuls intérêts de ces grandes dates furent les morts et les désolations qu'elles causèrent. Mais la littérature et l'art prenait une place importante avec les années. Les parisiens étaient demandeurs d'un échappatoire, une sortie de secours après les années mouvementées. Instance depuis quelques décennies déjà, Bastian n'a plus revu son oncle à partir de là. Il faisait ses choix seul, sans demander l'avis de quiconque. Mais il en était ravi. La solitude pour seule compagnie, pour seule amante, c'était un vrai rêve pour lui après avoir côtoyé les âmes habitants les catacombes de Paris.
Il y eu bien des rencontres, des amis, des amants, des ennemis, mais rien qui durait plus de quelques années. La vieillesse n'affectait plus Bastian qui ne pouvait pas rester entouré des mêmes personnes très longtemps sans éveiller les soupçons. Alors il naviguait, allant de Paris à Londres, revenant toujours dans sa France chérie quand il souhaitait retrouver ses racines. Mais c'est en Angleterre qu'il fit la connaissance de Ella.
D'abord inconnue, puis amie, puis dulcinée. C'était une femme douce et aimante, bien que crédule. Jusqu'à leurs fiançailles, elle ne vit jamais la nature véritable de son cher et tendre. Il fallut qu'elle le surprenne à étrangler une domestique pour qu'elle se rende compte de la dangerosité qui habitait son fiancé. Lui n'avait fait que rire en lâchant la bonne à tout faire qui s'étala morte sur le sol. Elle n'avait rien demandé, elle le payait très cher. Et lui se retrouvait de nouveau sans promise et sans promesse à avancer. Personne ne sut réellement ce qui avait motivé ce mariage, ni ce qui l'avait annulé puisque Ella ne parla jamais de meurtre à quiconque. Elle s'était contentée d'évoquer des divergences trop importantes pour envisager un mariage.
De retour en France, lors de la seconde moitié du siècle, le mort s'était promis de ne plus jamais tenter une histoire quelconque. Son âme défunte resterait fermée à toute idylle. Ce qui ne l'empêchait pas de trouver d'autres occupations. la poésie, ce genre novateur, prenait une place importante dans la société et des salons se tenaient simplement pour parler des derniers poètes en vogue. Bastian nourrissait plus d'intérêt pour des poètes maudits aux vers interdits que pour les alexandrins grotesques de quelques amoureux transis. La douleur, le spleen, c'était bien plus élégant que des rimes suintant de romance.
La photographie également chamboulait les codes donnés par des siècles de peinture. La mort pesait énormément sur la société de l'époque et bien sûr, photographier un défunt devenait la tendance du jour. Un seul cliché pouvait immortaliser quelqu'un pour l'éternité. Alors bien sûr, prendre en photo les morts, c'était la nouvelle obsession de l'héritier Barnum. Et avec ça, les danses macabres. Ou plutôt les bals. Il participait à toutes sortes de funestes réceptions données dans les catacombes. De petites sauteries entre amis qui se voulaient être des vanités, une fête au beau milieu d'un cimetière. Un bonheur pour l'instance.
Ce siècle semblait interminable, mais 1900 arriva bien plus tôt que prévu.
Tandis que Londres était remuée par un étrange tueur de femmes, Paris découvrait les délices de l'abus. Le second millénaire approchait, avec lui des rumeurs de fin du monde. Mais tout le monde était bien trop occupé à fêter ce nouveau siècle. Déjà plus de cent ans que Bastian errait en Europe, et un changement d'air s'imposait.
On parlait énormément de l'Amérique, cette terre incroyable qui s'étendait de l'autre côté de l'Atlantique. Bien sûr, le petit prince de Paris ne tarda pas à s'y rendre pour commencer une vie nouvelle, une vie de plus à être âgé de 27 ans. Mais c'était une perspective nouvelle, des lieux inconnus, et un héritage grandissant à dilapider dans des domaines désertiques.
L'héritier Barnum s'y installa quelques temps, puis quelques années. La première guerre mondiale se déclara alors dans le continent qui l'avait vu naître, mais il se contenta d'observer depuis sa tendre Amérique. Son pays partait en flammes une fois encore, mais sans lui pour propager cette gangrène mortelle. Un sentiment étrange vis à vis de la France le gagna, comme s'il n'aimait sa terre natale que lorsqu'elle était en souffrance, perdant ses êtres, tout comme lui l'avait fait de son vivant. Lui qui avait vécu comme un monarque ne vivait plus que pour voir un nouveau déclin du pouvoir en place.
Une nouvelle décadence à abattre.
Les années suivant la guerre furent bien meilleures. L'Amérique prospérait, la France et l'Angleterre se remettaient. Et Bastian occupait son existence dans des fêtes clandestines. La prohibition avait eu l'effet pervers de rendre l'alcool bien plus accessible. Presque tous les bars dignes de ce nom avaient une arrière salle fournie en alcools de tous genres. Il n'était donc pas si dur de se payer de quoi noyer ses ennuis dans quelques verres, même si Bastian buvait pour d'autres raisons.
Lorsqu'une seconde guerre frappa l'Europe, Bastian retourna en France. Une guerre sans lui, c'était déjà trop. Il comptait participer à ce chaos salvateur et se tenir en première ligne. Personne ne sut réellement où était passé le cadet Barnum lors de ces années terribles. Des rumeurs dirent qu'il avait périt sur le champ de bataille en voulant achever un ennemi de trop. D'autres encore qu'il avait rejoint la SS, tuant des villages entiers jour après jour. Impossible de savoir dans quel camp il se battait ni s'il y avait survécu. Et pourtant, l'Amérique le revit une fois la guerre terminée.
Il en repartit quand les hippies commencèrent à influencer le monde. Il regagna l'Angleterre où la scène punk prenait de l'ampleur. C'est dans ces fameuses années 70 qu'il découvrit les Sex Pistols et se risqua lui-même à reprendre part au monde de la musique. Avec une oreille absolue, il est difficile d'apprécier les notes fausses, et la musique enragée de ces anarchistes en était remplie. Pourtant, Bastian se mit à apprécier ces mélodies fausses et mal jouées. C'était tout le contraire de ce qu'il détestait, l'exact opposé du métronome qui le hantait chaque fois qu'il repensait à ses leçons de musique horribles. Cette folie musicale, c'était la perfection aux oreilles de Bastian. Justes ou non, ces notes lui parlaient dans un langage que lui seul comprenait pleinement.
Les années 90 furent riches en musique également avec l'avènement du grunge. Mais le cadet Barnum regrettait déjà la mort du punk et se mit au tatouage pour graver à jamais ce qu'il avait vécu dans sa peau de spectre. La douleur, encore un loisir apprécié de l'héritier parisien.
C'est à cette période qu'il quitta la France pour explorer davantage le continent Américain. Il vécu dans plusieurs villes des Etats-unis, puis en Amérique Latine, et finalement, il rejoint Londres à nouveau très récemment, où il découvrit une population surnaturelle insoupçonnée. Tout ce qu'il manquait ici, c'était une belle anarchie. Mais Il en avait connu suffisamment pour savoir que, tôt ou tard, un peuple s'insurgerait. Tôt ou tard, cette ville serait dévastée comme bien d'autres avant elle.
Et je le sais mieux que personne, moi, Bastian De Laire.